Sénégal : les femmes victimes d’inceste face à un flou juridique

La loi ne reflète pas toujours la morale. Bien qu’elle s’en inspire. Au Sénégal, cette situation se vérifie avec les cas d’inceste. Beaucoup de femmes en sont victimes. Dû à la sensibilité de la question, il est difficile d’avoir accès à des témoignages directs de victimes.

Le cas de Aicha Touré, 14 ans, s’est passé à Yeumbeul. Issue d’une famille pauvre, elle fut piégée par son père qui a prétendu que son marabout lui avait demandé le « sang d’une vierge ou la mort de sa femme » pour s’enrichir. Tombée enceinte, des suites des relations avec son père, la jeune femme ne voulait pas accoucher de cet enfant, ensuite ne voulait pas le voir après coup. Elle voudrait ne jamais voir cet enfant. Son cas est rapporté par le site Dakaractu.com dans un article publié le jeudi 12 décembre 2019.

Mariama Diallo a vécu un drame semblable. Abusée par son père et tombée enceinte, elle a gardé l’enfant contre son gré et accoucha. Elle non plus ne voulait pas vraiment de cet enfant et témoigne même l’avoir brûlé quelques fois après sa naissance. Elle avoue avoir fait subir les pires souffrances à l’enfant qui avait « quatre ou cinq ans » lorsque les faits ont été rapportés. Cette histoire est également tirée du site Dakaractu.com dans le même article cité plus haut.

Ces deux cas font état des conséquences de l’inceste sur les victimes et sur les enfants dans les cas de grossesse, mais aussi des conséquences engendrées par les effets d’une législation qui interdit à la victime d’avorter.

Au Sénégal, la loi ne sanctionne pas spécifiquement les auteurs d’inceste. Bien que « bannie par tant la morale que la religion (…) l’inceste n’est pas spécifiquement condamné par le droit pénal sénégalais », relève Maitre Tafsir Abdoul Sy, avocat à la Cour. Il poursuit qu’il faut faire la différence entre la règle religieuse, la règle morale et celle juridique avant d’expliquer que  l’écrasante majorité des cas d’inceste s’analysent en « un viol de l’ascendant sur sa fille ».

« On peut considérer que le code pénal sénégalais prohibe l’inceste en son article 320 bis (loi n° 99-05 du 29 janvier 1999) », estime quant à lui, le magistrat et directeur de la chambre des affaires criminelles Alassane Ndiaye. Ce dernier explique que souvent dans les cas d’inceste, « la qualité d’ascendant et d’autorité écarte le consentement ». C’est-à-dire que l’acte sera considéré comme étant un viol caractérisé.

« La loi s’interprète », explique Samba Keita, avocat titulaire d’une maîtrise en droit privé et sciences criminelles. Selon Me Keita, « si on fait un raisonnement par analogie, l’inceste pourra être sanctionné comme étant un acte contre-nature. S’il est vu sous cet angle, le magistrat ou bien le tribunal pourra sanctionner cet acte sexuel consenti ». Au Sénégal, « l’acte contre-nature » est puni par la loi.

L’avocat explique qu’hormis ce cas de figure, il n’est pas possible de sanctionner le cas d’inceste car « il n’y pas de dispositions » dans le code pénal sénégalais qui le prévoit.

Cependant, le magistrat Alassane Ndiaye précise que ça reste compliqué dans les cas où un frère et une sœur adultes sont impliqués. Alors, se pose la question « qu’en est-il d’un inceste consenti entre deux adultes ? ».

Dans le quartier Thiaroye Tally Diallo, une histoire d’inceste consenti a conduit à un drame. Ce cas est rapporté par le site Ndarinfo.com  dans un article publié le jeudi 21 janvier 2021. Un homme a surpris sa fille et son fils en train de passer à l’acte. Il a voulu porter plainte contre ses enfants. Ce qui amena le fils à agresser physiquement son père. Pourtant, le jeune garçon n’a été condamné que pour violences sur ascendant, mais pas pour inceste rapporte Ndarinfo.

Dans le code pénal sénégalais, il n’y a pas un seul article qui interdit spécifiquement cet acte « immoral ». Dans les faits, il n’y a que l’article 319 qui interdit « l’attentat à la pudeur commis par tout ascendant ou toute personne ayant autorité sur la victime mineure, même âgée de plus de treize ans ».

Lorsqu’il s’agit de deux adultes consentants, il n’est pas permis qu’un mariage soit l’aboutissement de la relation. « L’interdiction d’un mariage incestueux constitue en soi une sanction de l’inceste », analyse Me Sy.

En 2020, un homme a été condamné par le tribunal des flagrants délits de Diourbel à trois ans de prison ferme en plus d’une amende de deux millions F CFA pour des faits de viol suivi de grossesse et de pédophilie sur sa sœur. Et pour cause, dans les cas de viol ou de pédophilie, l’inceste est considéré comme étant une circonstance aggravante. Ce cas est rapporté par lobs.sn dans une publication du dimanche 8 novembre 2020.

La sœur témoignera qu’elle n’a pas voulu crier pour éviter de le vexer, mais aussi de ne pas le dénoncer, « compte tenu de nos liens de parenté », justifie-t-elle. Ces propos posent le débat sur le traitement socioculturel de ces faits dans la société sénégalaise.

L’absence de qualifications pénales précises, dans ces cas, a conduit la justice à requalifier les faits en d’autres délits ou crimes pour sévir. Souvent, le magistrat s’adapte et interprète la loi.

Au Sénégal, entre 2014 et 2018, les boutiques de droit de l’Association des Juristes sénégalaises (AJS) ont recensé une cinquantaine de cas de viol et d’inceste suivi de grossesse. Les femmes victimes d’inceste n’ont pas légalement le droit à l’avortement.

Les dispositions légales condamnent une femme qui interrompt volontairement sa grossesse suite à un inceste.  Pourtant, le Sénégal a ratifié plusieurs conventions et protocoles sur les droits des femmes. Le protocole de Maputo fait partie de ces traités. Le droit à l’avortement dans des cas d’inceste et de viol est garanti par ce protocole en son article 14.

« C’est une contradiction entre les engagements internationaux pris par notre pays et la législation interne », dénonçait en 2019, Awa Tounkara, secrétaire exécutive de l’AJS, dans le quotidien  Le Soleil.

Les mouvements féministes sénégalais mènent depuis des années un combat pour la  légalisation de l’avortement dans des cas d’inceste et/ou de viol. C’est une initiative qui réunit plusieurs organisations de la société civile, dont des femmes juristes du Sénégal. Elle s’adresse aux décideurs et cherche à faire modifier l’article 305 du code pénal sénégalais qui interdit l’avortement pour que la législation s’accorde avec les conditions prévues par l’art 14 du Protocole de Maputo.

Sur ce point, le magistrat Alassane Ndiaye précise que ces organisations ont le droit de mener ce combat, « ils font juste leur travail », tout comme celles qui sont plus conservatrices. Les religions pratiquées au Sénégal et la vie socio-culturelle ne cautionnent pas souvent l’avortement.

Me Sy, quant à lui estime qu’une fois que la société sera prête à accepter l’avortement, la législation pourra être revue. « Les dispositions du code pénal sont toujours modifiées et adaptées aux réalités de la société », justifie-t-il. En attendant un tel jour, au Sénégal, les femmes victimes d’inceste suivi de grossesse se retrouvent face à un vrai dilemme.

 

Harouna Dieng avec Mouhamadou Lamine Diouf et Fatimetou Bocoum